dimanche 27 décembre 2015

L'homme, l'enfant et le père Noël

On l'appelait monsieur Pascal. Il vivait seul, et très rarement bien que régulièrement, recevait la visite d'un homme d'une cinquantaine d'années. Ce dernier, à l'allure sportive, arrivait avec un paquet sous le bras, du genre bouteille emballée dans du papier journal, ou bien avec un sac en plastique de forme indéfinissable portant le logo du supermarché voisin.
Un jour, je vis l'homme sur le trottoir, accompagné d'un jeune garçon âgé de cinq ou six ans. Le gamin se tenait légèrement en retrait, l'air intimidé, les deux mains au fond des poches d'un sweat à capuche, le regard fixé sur ses baskets. J'aurais juré, grâce à un je ne sais quoi dans sa dégaine, que ce gosse aux yeux bridés était son fils. Ce dimanche-là, je rentrai tout juste de vacances et je venais de stationner ma voiture avec un créneau parfait, juste devant mon immeuble. Je remarquai à la fenêtre du premier étage, une main soulevant brièvement le rideau. L'homme s'acharna sur la sonnette, sans qu'il ne se passe rien. Il se pencha sur l'enfant pour lui dire quelque chose à l'oreille et l'embrassa doucement. Ils se séparèrent et je vis l'enfant se diriger vers un banc dans le square voisin, sur lequel attendait une jeune femme menue au teint pâle et aux cheveux d'un noir profond, coupés courts. Sa mise avait un aspect simple et propre. Le marmot se jeta dans ses bras tout en éclatant en sanglots. Tandis que je sortais mes bagages du coffre de mon véhicule, je vis l'homme s'engouffrer dans une voiture sportive rouge et démarrer en trombe, quittant nerveusement sa place de parking.
Il revint régulièrement, et à chaque fois qu'il sonnait à la porte de l'immeuble, la même main soulevait le même rideau avant qu'il ne puisse pénétrer dans l'immeuble, le hall d'entrée étant enfin accessible comme en témoignait la sonnerie de l'interphone.
Un dimanche d'hiver, un 25 décembre, l'homme revint avec le jeune garçon qui portait un paquet entouré d'un bel emballage cadeau. Il sonna rageusement plusieurs fois sans que la porte ne s'ouvrit. L'homme s'éloigna et réapparu peu de temps après, seul. J'entendis au bout de mon couloir une violente altercation. Cela fut bref. L'homme s'enfuit par l'escalier en criant :
- Puisque c'est ainsi, tu ne me verras plus ! Plus jamais, je te le jure !
Une voix chevrotante lui répondit :
- Hé bien, fiche le camp ! C'est mieux comme ça. Ta mère ne t'a jamais pardonné, elle en est morte de chagrin. Je ne veux pas le voir, et toi non plus, je ne veux plus te voir !
Le paquet échoua, intact, sur mon paillasson.

Les années passèrent sans qu'on ne revit l'homme, ni seul, ni accompagné. On retrouva le vieux chez lui trois jours après sa mort. C'est la boulangère qui avait alerté la police, étonnée de ne pas voir le vieillard pendant une durée qu'elle avait estimée anormale.
L'appartement était encore inoccupé quand un adolescent aux yeux bridés et cheveux raides vint sonner à la porte du bâtiment, au moment où je rentrai de mon travail. Il voulait rencontrer Pascal Noël. Je lui dis que le vieil homme était mort quelques semaines auparavant, sans qu'aucune famille ne se soit manifestée.
- Vous êtes un proche ?
Il me répondit d'une voix émue :
- Je m'appelle Noël, Pascal Noël, comme mon grand-père. Mon père ne l'appelait jamais autrement que le père Noël. J'étais venu lui dire que Papa s'était tué dans un accident.. un camion… il aimait trop les voitures de sport ! J'avais peur que mon grand-père ne veuille pas me recevoir !

mercredi 2 septembre 2015

Moi, Le chien…

Je suis né en 2004 et mon maître a voulu compenser mon absence de pedigree en m'attribuant un nom commençant par V. J'aurais pu m'appeler Victor ou Voyou, mais monsieur a pensé que "Vatan", évoquant ses origines berrichonnes, me conviendrait parfaitement. Madame, qui n'était pas d'accord compte tenu de l'ambiguïté verbale de ce nom, m'appelle tout simplement "Le chien". Délicate attention méritant bien mes coups de langue sur ses mains douces et câlines.

Dans ma bourgade où je me balade en toute liberté, on m'apostrophe avec des "Va t'en, le chien !" quand je suis trop intrépide. Quand, curieux, je poursuis les gamins jusque dans la cour de récréation où ils m'accepteraient bien volontiers comme compagnon de jeu. Quand, malgré les effluves d'encens, je pointe le bout de mon museau dans l'église. J'ai déjà vu de près les galoches du curé tenant son aube retroussée à deux mains pour mieux me botter l'arrière-train qui en a gardé quelque temps un bien cuisant souvenir ! Plus aimable, le boucher, afin de se débarrasser de moi, me lance le plus loin possible de son échoppe, un os hélas trop bien nettoyé.

Un sentier équestre traverse la commune et j'avais accompagné mon maître quand il avait contribué à en peindre le balisage. Le chemin, entouré de prairies grasses en hiver, passe au pied du village, le contournant. Le bouton d'or y accroche les premiers rayons de soleil printaniers, relayé en juin par le coquelicot écarlate. À la fin de l'été, le passage des cavaliers est salué par la cardère bourdonnante d'insectes butineurs. Un gué permet de franchir un pétulant ruisseau qui rafraîchit quelques instants les pattes des montures et le vin rosé des cavaliers s'arrêtant là pour déguster leur pique-nique à l'ombre d'un très vieux chêne. Le chemin longe ensuite une falaise abrupte, refuge du timide lézard vert, de l'orvet fragile et de la coronelle lisse. Puis il s'éloigne vers l'ouest où, le soir venu, assis près d'une borne, je regarde s'éloigner en contre-jour leurs silhouettes de centaures.

Ainsi, je fais des allers et retours, jappant d'un groupe à l'autre, au grand dam des cavaliers chevauchant une carne trop craintive.
- Va t'en ! me crie-t-on alors, cherchant à me donner un coup de cravache que j'esquive avec une élégante souplesse. Cet exercice sportif devient quasi quotidien en été lorsque les caravanes se suivent de près comme des pèlerins sur un chemin de Compostelle.

Hier, alors que dans le petit matin de novembre la brume peinait à se dissiper, j'entendis une voix crier dans le vallon :
- Vatan !
Ni une, ni deux, j'accourus du plus vite que le permettaient mes courtes pattes. Un hennissement. Des bruits de sabots. Un meuglement. Il se passait quelque chose de grave ! Un gros bœuf s'était échappé, fuyant la rosée de sa prairie, juste à côté du gué. Il barrait le passage à trois montures apeurées, risquant de faire choir les cavaliers cramponnés à leurs licols. Ils hurlaient "Va t-en !" à l'animal venu brouter l'herbe au milieu du chemin sans daigner libérer le passage. Les montures tournaient nerveusement sur elles-mêmes, prêtes à s'emballer. Je me mis à courir autour d'elles en jappant. Les cavaliers comprirent que je les invitais à me suivre. C'est ainsi qu'empruntant un raccourci, je traversai la cité en trottinant gaiment, suivi des équidés enfin apaisés. Fier comme Artaban, je les menai jusqu'au pied de la falaise où ils retrouvèrent le chemin balisé.

Les bêtes ont piaffé, les hommes m'ont salué, ma queue à frétillé !

jeudi 8 janvier 2015

L'absent

Myriam soupira d'aise. Les jumeaux étaient enfin couchés. Ils avaient été particulièrement éreintants, tournant autour des adultes auxquels ils n'obéissaient pas, ou se chamaillant pour un oui ou pour un non. Grand-papa avait eu bien de la patience en les faisant participer à l'installation du sapin pendant que Grand-maman s'activait à la cuisine pour préparer avec Tantine la bûche que l'on dégusterait le lendemain midi. Nonon Étienne était parvenu à les endormir en leur racontant quelques histoires de lutins et de traineaux dans la neige. Ils n'avaient que trois ans mais savaient bien que le lendemain, ils trouveraient au pied du sapin "tous les beaux joujoux qu'ils avaient commandés", comme l'avait chanté Grand-papa, imitant Tino Rossi en roulant les "R", tout en accrochant étoiles et guirlandes aux branches. Grand-papa ne les avait même pas grondés et il avait ramassé sans sourciller les morceaux de boules que les garnements avaient cassées.
Après le diner, les adultes avaient attendu minuit en écoutant un oratorio de Bach, et passé le temps tranquillement tout en grignotant les treize desserts, tradition à laquelle Tantine tenait en souvenir de sa Provence natale. Myriam savourait cet instant paisible tout en tricotant, pendant que ses parents, son frère et sa belle-sœur s'affairaient en silence dans un scrabble captivant. Elle les interpellait de temps à autre :
- Maman, à quelle heure penses-tu qu'il faut mettre la dinde au four demain ?
- Papa, tu n'oublieras pas d'ouvrir la bouteille de Médoc à l'avance ?
- Frérot, tu me réveilles avant les enfants, je veux les voir arriver devant le sapin. C'est qu'ils risquent de débarquer au salon de bonne heure, les chenapans !
Il ne manquait que Jérémy…
C'est au moment de se coucher qu'elle perdit les eaux et ressentit les premières douleurs !
Sa mère l'aida à rassembler rapidement quelques effets et, surtout, de quoi habiller le nouveau-né. Le petit n'était attendu qu'en janvier et elle n'avait bien entendu pas jugé utile de préparer sa valise si tôt. C'est Étienne qui la conduisit à la maternité.
L'accouchement fut rapide et les étoiles scintillaient encore dans la nuit quand le petit poussa son premier cri.
- Voilà un bien joli Jésus ! C'est un beau cadeau de Noël que vous faites à votre époux. Comment allez-vous l'appeler ?
- Jérémy, comme son papa…
Myriam éclata alors en sanglots, incapable d'avouer à la sage-femme que Jérémy junior ne verrait jamais son papa tombé dans une embuscade lors d'une patrouille, loin, là-bas, dans une montagne aride. La jeep avait explosé sur un mauvais chemin, au printemps, et aucun des quatre occupants n'avait survécu. Jérémy aurait dû rentrer en France pour le Nouvel an ! Il n'avait même pas su qu'elle était enceinte et ignoré qu'il avait semé en elle le cadeau de Noël qu'inconsciemment il lui avait fait juste avant de partir en mission, à l'autre bout du monde.
La sage-femme la réconforta doucement en pensant que Myriam avait un baby-blues bien précoce.